Le gouvernement face à la supercherie du dialogue social

par MEDIAPART

Depuis 2012, le gouvernement est allé de renoncement en reniement. Ces deux dernières semaines, l’État a participé à la mise en scène de la violence des rapports sociaux. Le « moment Air France », c’est l’acmé douloureuse et grotesque d’une politique qui a tourné le dos aux salariés, à sa gauche, à son électorat.

Lundi prochain aura lieu la conférence sociale, grand raout inventé par Hollande pour faire s’asseoir, une fois par an et en dehors de toutes négociations, syndicats et patronat autour d’une même table. Myriam El Khomri y fera ses vrais premiers pas dans son costume de ministre du travail, et prônera, sans surprise, les vertus du dialogue social. Mais de quoi parle-t-on ? Depuis deux semaines, l’État a participé à la mise en scène de la violence des rapports sociaux, dans une France plombée par un chômage affolant. L’affaire Air France, et l’emballement sur les images de ces deux directeurs sauvés par des gros bras de la fureur des salariés, constitue de ce point de vue un marqueur de ce quinquennat, le signe de son aveuglement.

Il était plus facile, bien sûr, de condamner. Qui peut se réjouir de voir deux hommes malmenés, la chemise en charpie ? Mais pourquoi a- t-il fallu attendre plus d’une semaine pour entendre un Hollande parler aussi de la « brutalité d’un certain nombre de décisions qui peuvent être celles des patrons » ? Et encore, c’est un ouvrier CGT qui lui force la main, en refusant de serrer la sienne. La nouvelle ministre du travail, muette elle aussi, a fini par rappeler timidement au micro d’Europe 1 qu’il fallait « entendre la colère des salariés et leur incompréhension », comme si c’était des gros mots. Ce que l’on a retenu de cette séquence, ce sont donc surtout les rodomontades martiales d’un Macron et d’un Valls. « Pas d’excuse » à la violence chez Air France, a dit ce dernier lors de son déplacement en Arabie saoudite, dans un pays où les décapitations en public s’accélèrent à un rythme macabre, selon Amnesty International. Il fallait oser.

Le « moment Air France » n’est pas un point de bascule, c’est l’acmé douloureuse et grotesque d’une politique qui a tourné le dos aux salariés, à sa gauche, à son électorat. Xavier Mathieu, ex-leader des Conti, l’a présenté à sa manière cette semaine, jetant un voile d’ombre sur le plateau du grand journal de Canal +, glaçant ses interlocuteurs par le rappel des cinq suicides qui ont suivi la fermeture de son entreprise : « Je rends hommage à la classe ouvrière car depuis 2008 [le début de la crise financière – ndlr], il n’y a jamais eu un vrai drame. On serait aux États-Unis, où tout le monde a des armes, il y en aurait eu une paire qui se serait fait plomber. »

La violence est bien là, tapie dans l’ombre d’un chômage et d’une déstructuration sociale dont on ne prend même plus la peine de parler et que le pouvoir feint d’ignorer. Elle se nourrit de tous les reniements passés. En début de mandat, François Hollande commence par enterrer la proposition de loi sur l’amnistie syndicale, contrairement à sa promesse faite aux communistes. Son gouvernement n’aura ensuite de cesse de nier les rapports de force, plaidant sans relâche pour la négociation, le consensus. Cette rentrée, pour vendre sa future réforme du code du travail, il n’y en a eu que pour la « responsabilité des acteurs », « la culture du dialogue » et « la confiance dans les entreprises ».

Le gouvernement pousse même la “conversion au réalisme” jusqu’à dénier le moindre rôle de l’État dans les rapports sociaux. Celui-ci ne doit même plus être arbitre ou médiateur. Il est prié de s’effacer de tout pour laisser le dialogue « sain et équilibré » entre patronat et salariés se dérouler sans anicroche. L’existence même de la loi dans le monde de l’entreprise paraît désormais même critiquable à une partie de cette “gauche décomplexée”. Dans le sillage, le gouvernement affaiblit tous les organismes de contrôle, que ce soit la médecine du travail ou l’inspection du travail (voir à ce sujet le cas exemplaire de Tefal) jugés comme des empêcheurs de produire en rond. Même dans ses scénarios les plus optimistes, le patronat n’en attendait pas tant. Le gouvernement aime vraiment l’entreprise, comme l’a affirmé Manuel Valls lors de l’université d’été du Medef en août 2014.

Dans ce contexte, Air France est un cas d’école. Un corporatisme exacerbé, tendu à l’extrême par une direction trop heureuse d’avoir ainsi des ferments de division dans sa main. Une énième négociation annoncée unilatéralement avant l’été, alors que des accords sur la productivité sont en cours, et qu’ils ont été chèrement discutés l’an dernier. Pour finir, un ultimatum, et la menace de licenciements secs. En bonus, un État, actionnaire à plus de 17 % d’une entreprise en crise, qui joue au mort, et refuse même de revoir des dispositions handicapant la compagnie aérienne qui relèvent pourtant de sa compétence. Et tous de s’étonner ensuite que la corde casse…

Michel Sapin n’a pas eu un mot, ou presque, lors de la présentation du budget 2016, pour le chômage, comme le rappelle cet article de Mediapart. Le ministre des finances s’en est tenu à sa feuille de route, la « maîtrise de la dépense publique ». Pendant ce temps, les plans sociaux, les faillites continuent inexorablement.

Le corollaire immédiat de cette ligne, c’est la désillusion énorme des salariés, ceux d’Air France et des autres. Les syndicats aussi sont en plein désarroi, incapables de raccrocher les wagons quand les lois s’ajoutent les unes aux autres, tellement complexes et protéiformes qu’elles glissent entre leurs doigts. La loi Macron, modèle du genre, qui a notamment voulu plafonner les indemnités prud’homales (l’article a depuis été retoqué par le conseil constitutionnel), et qui ouvre la voie au travail du dimanche, est le marqueur d’une gauche qui capitule.

Depuis, le ministre de l’économie s’est érigé en ministre du travail, multipliant les provocations à l’image d’un Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l’intérieur. Ayant un avis sur tout, Emmanuel Macron en appelle un jour à en finir avec le statut des fonctionnaires, le lendemain avec les 35 heures, le surlendemain avec le code du travail. Pour finir par cette déclaration : « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord. » Tenir de tels propos quand il y a 5 millions de chômeurs en France fait l’effet d’une gifle.

Les syndicats voient aussi les référendums se multiplier dans les entreprises, derniers exemples en date chez Smart ou Sephora, une manière toute particulière de piétiner à bas bruit la représentativité à la française, de mettre en question leur légitimité. Des syndicats, enfin, qui sont de plus en plus souvent dépassés par leur base. Fatigués des coups de menton indolores des centrales parisiennes, incrédules devant l’opacité des jeux financiers, des salariés cassent, sabotent, séquestrent.

En jouant l’indignation à géométrie variable sur Air France, le risque pris par le gouvernement est immense. Il apporte l’illustration que le dialogue social peut n’être, au fond, qu’une énorme supercherie.

14 octobre 2015 8:09 Publié par