Solidaires: «Globalement, c’est pire que sous Sarkozy»

Solidaires, dernier né du syndicalisme, trouve ses adhérents chez les déçus du syndicalisme traditionnel et dans les déserts militants tels que l’économie de service. L’organisation ne voit d’issue à la crise que dans la restauration d’un rapport de force offensif entre la société et le pouvoir.

Entretien avec les deux porte-parole de Solidaires, Cécile Gondard-Lalanne, issue de SUD PTT, et Éric Beynel, membre de Solidaires douanes. Ils ont remplacé l’an dernier la populaire Annick Coupé à la tête de la plus jeune formation de l’échiquier syndical français.

Solidaires continue de progresser dans le monde du travail, revendique plus de 100 000 adhérents, sans pour autant réussir à passer le cap de la représentativité professionnelle, seul moyen dans la démocratie sociale à la française de prendre part aux négociations au sommet. Les deux syndicalistes assument une ligne de combat vis-à-vis du pouvoir, gouvernement socialiste compris, dont ils critiquent sévèrement le bilan.

Mediapart. De nombreux scandales touchent les centrales syndicales. À la CGT mais aussi à la CFDT, on pointe l’absence de démocratie. Quel est votre regard de petit syndicat sur ces grosses organisations ? Peut-on rester démocratique, représentatif et combatif quand on grandit ?

Cécile Gondard-Lalanne. C’est toute la question des garde-fous que nous mettons en place collectivement dans notre fonctionnement interne pour ne pas permettre certaines dérives. Si elles ont lieu, car nous ne sommes pas à l’abri, cela doit nous permettre de les évacuer.

Éric Beynel. Solidaires a une histoire particulière. C’est un syndicat pluriel. Il s’est créé d’abord avec le G10, qui rassemblait des anciens de la CFDT en partie mais aussi tous ceux qui, après guerre, avaient refusé de choisir au moment de la scission entre la CGT et FO. Ils ont pris leur autonomie à la Banque de France, aux impôts et chez les journalistes. Puis il y a les exclus de la CFDT et au-delà des exclus, ceux qui ont quitté la CGT, la CFDT, souvent sur des questions d’expression démocratique à l’intérieur de leurs organisations, qui nous ont rejoints. Notre fonctionnement est marqué par le consensus avec des droits de veto sur les décisions pour aller au bout du débat et éviter d’avoir d’un côté, une minorité et de l’autre, la majorité. 

Ce temps du débat ne vous ralentit-il pas au bout du compte ?

Cécile Gondard-Lalanne. Les discussions peuvent prendre du temps. Entre un syndicat comme Solidaires Finances publiques, majoritaire, ex-SNUI, et une fédération comme Sud Santé sociaux, les débats sont houleux sur la question du financement de la protection sociale par exemple. Et on ne veut pas trancher. C’est, pour nous, deux courants qui vont travailler ensemble plutôt que deux fédérations en désaccord, une qui gagne, une qui perd. Au fond, les débats, même s’ils nous font perdre du temps, nous permettent d’en gagner sur le long terme.  

Pouvez-vous être tentés de profiter de la crise du syndicalisme représentatif, touché lui aussi par les affaires et souvent ignoré par le gouvernement ?

Cécile Gondard-Lalanne. Ce n’est bien pour personne. On peut récupérer quelques équipes mais on retient d’abord le mal fait au syndicalisme dans son ensemble. Mais le syndicalisme pâtit aussi des signatures d’accord dont les salariés ne sont même pas au courant et encore moins consultés.

Quelle est la progression de Solidaires ? Êtes-vous toujours un point de ralliement des déçus du syndicalisme venus d’autres horizons ? 

Éric Beynel. Nous avons une progression annuelle de l’ordre de 5 %. De nouveaux adhérents, jamais syndiqués, nous rejoignent dans des secteurs où les syndicats sont peu présents, sinon inexistants, comme ceux du commerce, des services, des centres d’appel. Mais on trouve aussi des syndiqués déçus du syndicalisme tel que pratiqué dans d’autres centrales. Dans la chimie et l’industrie, après l’accord interprofessionnel sur la réforme du marché du travail (ANI), on a vu arriver des anciens de la CFDT Sanofi, par exemple.

Quelle place visez-vous sur l’échiquier syndical ? Quelles sont vos ambitions ?

Éric Beynel. On ne voit pas le syndicalisme simplement comme un instrument de négociation mais d’abord comme un outil de construction du rapport de force et de mobilisation des salariés. C’est impératif pour peser. Les derniers accords signés sur le marché du travail, les retraites, ont acté systématiquement des reculs. Les quelques avancées de l’accord national interprofessionnel (ANI) n’ont pas été traduites dans les faits. Et les derniers textes, comme le projet de loi Macron ou encore la réforme du dialogue social qui ne renforce pas les CHSCT (comités d’hygiène et de sécurité), sont assez inquiétants. 

Pour le secrétaire général de la CFDT par exemple, les quelques avancées sont toujours mieux que rien. Le syndicalisme doit-il être cela, dans son rapport au pouvoir, des petits pas, du dialogue et donc des compromis ?

Éric Beynel. Les petits pas, c’est bien quand on va de l’avant, mais ici, il s’agit surtout d’une série de reculs.

Cécile Gondard-Lalanne. Le souci majeur aujourd’hui, c’est l’absence de contestation. Et pour contester syndicalement et avoir la prétention de pouvoir le faire, il faut créer du rapport de force. Le syndicalisme de réformisme, incarné par la CFDT, n’a pas besoin de mobiliser les salariés pour négocier avec le patron. Nous, ce n’est pas notre vision. 

La CFDT progresse en termes d’adhérents et pourrait devancer la CGT… Leur stratégie est plutôt payante électoralement, non ? 

Cécile Gondard-Lalanne. Ça veut dire qu’une frange du salariat s’y retrouve et considère que le capitalisme est inéluctable. Nous ne pensons pas comme cela. Aujourd’hui, ce sont les patrons qui font de grands pas en avant. Si l’on veut changer la société, il faut construire des mobilisations, de la contestation et que des salariés nous rejoignent, toujours plus nombreux. Mais la radicalité n’a jamais été vue comme une fin en soi.  

L’un des problèmes majeurs du syndicalisme français est qu’il peine à représenter le monde du travail d’aujourd’hui, un monde atomisé où le salarié en CDI n’est plus la norme. Comment Solidaires se saisit-il de cette problématique ?

Éric Beynel. L’enjeu est bien de se développer dans toute cette frange du salariat qui nous échappe. C’est dans ce sens que nous nous implantons dans le commerce, les services, les centres d’appel où il y a beaucoup de turnover et de précarité. On parle de la difficulté des salariés à se syndiquer, mais c’est effectivement un vrai danger dans certaines boîtes vu l’ampleur de la répression, des licenciements. La protection des représentants du personnel s’amoindrit considérablement. 

Mais comment allez-vous chercher ces travailleurs précaires ?

Éric Beynel. Il y a une vraie volonté de se construire là où le syndicalisme est absent. La précarité a toujours été une lutte chez Solidaires. Nous avons toujours été en lien avec les associations de chômeurs, de précaires. Cela passe tout simplement par une présence physique dans les entreprises. On commence par essayer de s’y implanter avec du matériel, des tracts, en étant présents devant l’entreprise. Nos syndicats et fédérations qui ont des moyens humains et financiers essaient d’en redonner une partie pour construire une structuration interprofessionnelle au niveau des départements. Dans les centres d’appel, on a ainsi obtenu la représentativité. Dans le commerce et les services, on se développe dans des endroits très difficiles comme Sephora, où la répression est féroce contre notre délégué syndical.

Nous sommes à trois ans du mandat Hollande. Certains estiment que le climat social est encore plus dégradé que sous Sarkozy. Qu’en pensez-vous 

Éric Beynel. Si l’on cumule la loi Macron, les accords sur l’emploi transcrits en lois, la réforme des retraites avec le recul des libertés individuelles via la loi sur le renseignement, globalement, c’est pire. Et tout ceci a été fait en prétendant que c’était la seule solution pour régler le problème du chômage notamment, alors que le chômage n’a pas cessé d’augmenter. On voit au contraire un certain nombre de régions qui sont ravagées économiquement, où les commerces et les industries ferment, il y a une paupérisation terrible. À côté de ça, une partie de la population continue à profiter du système, les inégalités se sont accrues depuis trois ans. Donc ni la question de l’égalité n’a été réglée, ni celle des libertés ou de la répartition des richesses. Donc oui, le bilan est catastrophique.

Vous dites être également sur une stratégie de mobilisation des salariés sur des questions d’ordre politique. Qui voyez-vous pour porter ce combat puisque ce n’est manifestement pas le parti socialiste tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Cécile Gondard-Lalanne. C’est le grand débat du débouché politique aux luttes. Pour une partie non négligeable de Solidaires, le débat ne se pose pas comme ça. Aujourd’hui, vu la manière dont la société fonctionne, on est obligé de le poser ainsi, mais on peut imaginer autre chose que le registre partisan. Nous, on peut participer à élaborer des choses mais en réalité, ce n’est pas notre cheval de bataille. Ce qui nous importe, c’est que les salariés, voire les citoyens, puissent participer à organiser une société plus démocratique et plus juste. Et bien sûr, là-dessus, on n’est pas tout seul à avoir des idées.

Tous les syndicats sont pourtant traversés par des courants politiques plus ou moins forts, le plus souvent à gauche. Avez-vous des alliés favoris ?

Éric Beynel. On a toujours travaillé avec toutes celles et tous ceux qui voulaient travailler avec nous. Il nous arrive, sur tel ou tel sujet, de travailler avec le milieu social dans son ensemble, par exemple l’an dernier sur la lutte contre l’austérité, où nous avons manifesté avec des partis politiques, du Front de gauche au NPA en passant par Alternative libertaire. Pour les collectifs contre TAFTA, on travaille aussi avec des partis, des associations et d’autres organisations syndicales. Ce qui est important, c’est l’objectif.

Vous sentez-vous, par votre positionnement politique, et a contrario de certaines organisations politiques, imperméable à une forme d’entrisme du Front national chez vos militants, ou avez-vous, comme les autres, des problèmes d’infiltration ?

Éric Beynel. Très honnêtement, c’est très rare. Nous avions cette crainte de voir, lors des dernières élections municipales ou départementales, des militants ou des adhérents sur des listes FN, parce que c’était arrivé sur les municipales de 2008. On a été agréablement surpris.

Cécile Gondard-Lalanne. En même temps, militer au Front national et être adhérent à Solidaires, avec toutes les parutions qu’on a contre l’extrême droite, pour la régularisation des sans-papiers, le mariage pour tous, la PMA… Ce serait schizophrénique.

Éric Beynel. Je ne dis pas qu’on est totalement imperméable, mais c’est quand même anecdotique pour nous. Je veux quand même rappeler que c’est l’un de nos militants qui a été tué par des militants d’extrême droite, il y a deux ans [Clément Méric – ndlr], donc le sujet est dans nos fondamentaux. Mais oui, le syndicalisme doit prendre sa place sur ce sujet. On travaille depuis deux ans avec diverses organisations syndicales sur ça, on va à Béziers ensemble pour apporter la contradiction à Robert Ménard, donc on ne désespère pas d’y arriver.

Sans faire un lien direct avec la laïcité, il y a une crispation identitaire, notamment dans le monde du travail. Est-ce que ce sont aussi des sujets que vous voyez remonter et dont vous devez, en tant que syndicalistes, vous emparer ? 

Cécile Gondard-Lalanne. Ça remonte dans certains secteurs comme l’industrie. Parfois, c’est aussi lié à certaines lois comme celle sur le voile à l’école, par exemple, où ça percute le monde du travail, l’institutrice qui va devoir exclure ou pas certaines mamans des sorties scolaires… On va avoir un gros débat sur ça parce nous devons déjà redéfinir ce que nous entendons par laïcité, au sein de Solidaires, de manière à fournir des outils d’analyse et des armes aux équipes qui sont sur le terrain.

Quels sont les points d’achoppement ? 

Cécile Gondard-Lalanne. Il y a des choses très basiques, comme le fait qu’être laïc ne veut pas forcément dire être athée. Rien que ça. Et du coup, ça rejoint le débat sur l’islamophobie et le racisme antimusulman, qui peut avoir tendance à s’entrecroiser. Mais ce n’est pas le religieux qui doit déterminer la vie en société. Et beaucoup de nos structures sont formelles là-dessus.

Que pensez-vous de cette position de Mailly sur le voile, impensable selon lui à un congrès de Force ouvrière 

Cécile Gondard-Lalanne. Un congrès est un espace public, chacun vient comme il veut. Et je le dis d’autant plus librement qu’il y a des gens chez nous qui sont issus d’une tradition chrétienne, des anciens de la CFDT ou des JOC [Jeunesses ouvrières chrétiennes – ndlr]. Mais ce qui est important, c’est que ça ne détermine pas les choix de notre organisation ou ceux de la société. Le problème, c’est quand on stigmatise toute une population qui est censée appartenir à une religion. On change de mot mais on reste dans un racisme de base.

Parlons à présent de la succession d’Annick Coupé et de la représentation des femmes au sein de Solidaires. Vous avez acté le principe d’un double porte-parolat paritaire, même si c’est vous, Éric Beynel, que l’on voit le plus souvent dans la presse…

Éric Beynel. Ça, c’est un choix personnel, sur le fait de se sentir à l’aise ou pas devant les journalistes et les médias.

Est-ce que ce n’est pas une forme d’autolimitation de votre part, Cécile Gondard-Lalanne ?

Cécile Gondard-Lalanne. Oui, certainement, et on travaille là-dessus. Mais nous avons décidé, après le départ d’Annick Coupé, d’avoir un fonctionnement moins personnalisé, même si elle faisait déjà très attention à ça, gérer ce rapport ambigu au pouvoir. Nous pensons que ça fait partie des choses qui sont à travailler socialement. Parce que ça met moins de pression sur une personne. Parce que représenter à soi tout seul 100 000 adhérents, c’est compliqué. Parce que c’est un garde-fou pour ne pas se laisser enfermer, ou avoir une parole prépondérante au sein du syndicat parce qu’on passe à la radio ou à la télé.

Éric Beynel. Souvent, nous sommes aussi obligés de rappeler que nous sommes deux. Il n’y a pas que Cécile, ou Éric, d’autres ont des expertises au sein du secrétariat national, sur les questions écologiques par exemple. Mais le monde médiatique ne fonctionne pas comme ça. Les médias, quand ils se souviennent de notre existence, demandent à parler au “numéro un”, point barre.

Cécile Gondard-Lalanne. Ensuite, l’égalité hommes-femmes, ainsi que les revendications féministes au sein du monde salarié, c’est un enjeu capital chez nous. Mais même dans une organisation comme la nôtre, on galère un peu. Un homme et une femme en porte-parole, c’est important. Mais si c’est pour être une potiche, ça ne sert à rien. Le vrai sujet, c’est d’accompagner les copines pour avoir les moyens de faire, de dire, et donc d’agir. Parce qu’on ne naît pas syndicaliste. Si l’on m’avait dit il y a trente ans que je serais parfois en tête des cortèges, je n’y aurai pas cru. Donc on apprend sur le tas, si l’on veut bien nous accompagner et nous laisser la place. Et le syndicalisme ne pourra pas échapper à ça s’il veut ressembler aux salariés.

Éric Beynel. L’égalité hommes-femmes, l’écologie, la lutte contre l’extrême droite, ça fait partie des choses dans lesquelles les travailleuses et les travailleurs se reconnaissent au quotidien car ils sont tous concernés. Pour lutter contre la désaffectation syndicale et retrouver confiance dans l’action collective, c’est un levier.

Solidaires a toujours été moteur sur les notions de stress, à Orange-France Télécom notamment. Quelles sont selon vous les réflexions à mener sur cette question spécifique de la souffrance au travail ?

Éric Beynel. Oui, ce sont des choses que l’on a suivies de près, à Orange, mais aussi à Renault-Billancourt, où l’on a milité pour que les suicides soient reconnus comme accidents du travail, ce qui a été le cas. Mais aussi à l’inspection du travail, à la Caisse d’Épargne… On travaille énormément en interprofessionnel depuis 6 ans, pour d’abord faire de la formation syndicale, afin d’éclairer les situations, savoir si cela a un lien avec l’évolution du capitalisme, s’il y a un bon et un mauvais stress, et puis construire de l’action syndicale. On ne peut pas rester les bras ballants.

Êtes-vous confrontés à cette contradiction entre la défense de la santé et l’emploi ? 

Éric Beynel. Oui, la contradiction est récurrente. Regardons ce qui s’est passé à la cristallerie d’Arques ces dernières semaines, où le repreneur potentiel, un fond de pension américain, a exigé que les organisations syndicales cessent leurs démarches pour faire reconnaître leur site comme un site amianté. Certaines ont accepté, d’autres ont refusé, et pas forcément selon une grille de lecture réformiste ou contestataire. Au bout du compte, le repreneur a gagné et les démarches ont été abandonnées. Donc oui, il y a des contradictions, mais dans le même temps, ce sujet a toujours été le moteur de grosses mobilisations syndicales et de grandes conquêtes ouvrières. Parce que là encore, ça touche les salariés de tous les secteurs dans leur quotidien. Le travail est central, c’est un lieu de socialisation, où l’on peut se construire, mais qui peut aussi détruire. Donc on a intérêt à avoir des organisations syndicales fortes à l’intérieur des entreprises, qui maîtrisent ces questions

 

31 mai 2015 7:02 Publié par