Le droit du travail ne fait pas l’emploi

Mediapart |  Par Rachida El Azzouzi

Spécialiste des questions de droit social, Pascal Lokiec revient sur le plan de Manuel Valls pour les petites entreprises. Une nouvelle attaque contre le droit du travail, devenu le bouc émissaire des gouvernements qui lui attribuent tous les maux de l’économie française.

« C’est ainsi, en nous appuyant sur les petites et moyennes entreprises de France, que nous pourrons amplifier la croissance et faire enfin baisser le chômage. C’est l’objectif de toute notre politique économique : avec cohérence, avec constance, mobiliser toutes les énergies pour libérer toutes les créations d’emplois que nous pouvons susciter. » Avec les dix-huit propositions de son « Jobs act à la française » et ses accents blairistes, Manuel Valls a séduit et rassuré une grande partie du patronat ce mardi 9 juin.

Quoi de plus réjouissant en effet pour Pierre Gattaz et consorts qu’un premier ministre qui vous prête une oreille aussi attentive en facilitant encore les licenciements et la précarisation du marché du travail?

Spécialiste des questions de droit social, professeur à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, auteur de Il faut sauver le droit du travail ! aux éditions Odile Jacob, Pascal Lokiec revient dans un entretien à Mediapart sur cette nouvelle offensive contre le code du travail. Une offensive habile, par « petites touches », pour ne pas brutaliser l’opinion en s’attaquant directement au totem du CDI. 

Instauration d’un barème aux prud’hommes quand le salarié obtient gain de cause contre son employeur, seuils sociaux gelés pendant trois ans pour les entreprises de moins de 50 salariés, CDD renouvelable deux fois contre une aujourd’hui… Que vous inspire le plan “Tout pour l’emploi” du premier ministre, Manuel Valls ?

L’idée d’un « Small business Act » visant à renforcer l’attractivité économique des TPE et leur accès à la commande publique n’est pas une mauvaise idée en soi. Le problème, c’est qu’une fois de plus, avec ces annonces, on cède à cette logique mortifère qui veut que l’on aide nos petites entreprises en sacrifiant les droits de leurs salariés ! Ce que vient d’annoncer le premier ministre prolonge le détricotage, par petites touches, du droit du travail, d’ores et déjà entériné par les précédentes réformes. Noyées par la technique juridique, les réformes donnent l’impression de ne toucher la protection des salariés qu’à la marge. Il n’en est rien, comme l’illustrent certaines des mesures qui viennent d’être annoncées. En apparence, le gouvernement ne cède pas aux exigences du patronat d’une réforme de fond en comble du contrat de travail, par exemple par l’adoption du contrat de travail unique, ce qui serait sans doute dévastateur dans l’opinion publique. On ne touche pas au totem du CDI mais on réforme en empruntant des chemins détournés, d’une part en facilitant le renouvellement des CDD, d’autre part en limitant les sanctions encourues par l’employeur qui viole les règles de rupture du contrat de travail. 

Un amendement va donc être introduit dans la loi Macron pour plafonner les indemnités octroyées par les prud’hommes aux salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse. Cette mesure pose de vraies questions juridiques. N’est-elle pas anti-constitutionnelle ?

La barémisation prud’homale consacre la violation efficace du droit, en permettant à l’employeur d’anticiper ce que lui coûtera un licenciement injustifié. En effet, de simplement indicatif dans le projet de loi adopté en première lecture, le barème indemnitaire pourrait devenir, à suivre les annonces du gouvernement, obligatoire. Fixées en fonction de la taille de l’entreprise et de l’ancienneté du salarié licencié, les indemnités seront plafonnées, empêchant le juge de réparer intégralement le préjudice subi par le salarié. En procédant de la sorte, on accrédite l’idée selon laquelle la règle de droit peut être légitimement méconnue à la condition de payer, ce qui constitue un recul inquiétant dans un État de droit. Cette mesure, manifestement inspirée de la réforme Renzi, pourrait rencontrer deux séries d’obstacles sur son chemin. D’abord, ce barème, qui empêche le juge d’apprécier l’entièreté du préjudice, pourrait se heurter au principe de réparation intégrale, dont la protection constitutionnelle constitue un vaste sujet de débat. Il pourrait aussi rencontrer sur son chemin la convention 158 de l’organisation internationale du travail (OIT) qui prévoit que le juge accorde au salarié injustement licencié une indemnité adéquate ou une réparation appropriée. 

L’assouplissement des CDD et des contrats d’intérim sera quant à lui intégré à la loi Rebsamen sur le dialogue social. En la matière, Manuel Valls propose l’inverse de François Hollande en 2012 qui voulait lutter contre ces contrats courts, générateurs de grande précarité.

La mesure est relativement modeste en apparence puisque le gouvernement ne touche pas à la durée maximale de 18 mois. Il prévoit la possibilité, non plus seulement d’un, mais de deux renouvellements. Il ne faudrait toutefois pas encourager les entreprises à raccourcir les CDD, en sachant qu’elles pourront arriver à 18 mois en passant, non plus par un, mais par deux renouvellements. Il y a effectivement un certain paradoxe si l’on se rappelle la volonté de lutter, non seulement contre les CDD en général, mais plus particulièrement contre les CDD très courts. Rappelons qu’aujourd’hui, deux tiers des CDD conclus ont une durée de moins d’un mois !  

L’effet des franchissements des seuils fiscaux jusqu’à 50 salariés, qui déclenchent des prélèvements fiscaux et sociaux supplémentaires pour les entreprises, va être gelé pendant trois ans. Finalement, le gouvernement ne touche pas à la représentation des salariés dans ces entreprises.

Effectivement, le gouvernement ne s’attaque pas, ici, aux seuils relatifs à la représentation du personnel puisque ce sont principalement ceux qui touchent aux charges fiscales et sociales qui sont concernés. Il faut cependant rappeler que le projet de loi Rebsamen l’a fait, d’une part en faisant passer le seuil de la délégation unique du personnel à 300 salariés, d’autre part en permettant, au-delà de ce seuil, de créer par accord collectif une instance unique de représentation du personnel. Il faut arrêter de présenter les règles sociales comme des coûts. Le Smic, les règles sur le temps de travail, celles sur le licenciement, et désormais celles relatives à la représentation du personnel, sont aujourd’hui analysés comme des coûts qu’il faut réduire pour favoriser l’embauche ! Dira-t-on demain, de la même manière, que les règles de santé et sécurité au travail doivent être réduites au nom de l’objectif, aussi fondamental soit-il, de lutte contre le chômage ?

Les “accords de maintien dans l’emploi”, fruits de la loi découlant de l’ANI de janvier 2013, qui flexibilisent les conditions de travail dans les entreprises en difficulté, dans la lignée des “accords de compétitivité” de Sarkozy, seront revus et largement sécurisés en faveur de l’employeur…

Ces accords qui permettent de jouer, par accord collectif, sur les salaires et la durée du travail en échange d’un engagement de maintien de l’emploi, sont un véritable échec. À peine dix ont été signés au bout de deux ans. L’une des raisons, souvent avancées par le patronat, à cet échec, serait le risque de voir un salarié, qui refuserait le changement prévu par l’accord collectif, contester aux prud’hommes le motif de son licenciement. Le gouvernement cède ici face aux demandes du patronat puisqu’il est prévu que le motif du licenciement sera constitué par le fait d’avoir refusé de se voir appliquer l’accord de maintien de l’emploi. Ajoutons que le licenciement n’est plus un licenciement économique, ce qui privera, entre autres, le salarié de son droit au reclassement. 

Il est aussi prévu que les vices de forme ne remettront plus en cause le caractère réel et sérieux du licenciement. Comment comprendre cette annonce ? Même si la notion de vice de forme est peu claire, on cède vraisemblablement ici à une revendication du patronat qui critique depuis longtemps la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le défaut de motivation de la lettre de licenciement équivaut à une absence de cause réelle et sérieuse. Connaître avec précision son motif de licenciement est pourtant fondamental pour tout salarié licencié ! 

Tous ces modifications du code du travail sont justifiées au nom de la “simplification de la vie des entreprises”, de la “relance de la croissance”, de la lutte contre le chômage…

On est en train de faire une erreur majeure en pensant que l’on va résoudre le problème du chômage par le droit du travail. Le droit du travail ne fait pas l’emploi ! L’équation selon laquelle la protection de ceux qui ont un emploi serait un handicap pour ceux qui n’en ont pas n’a jamais été prouvée. Aujourd’hui, encore, une étude du Centre d’études de l’emploi vient d’être rendue sur les ruptures conventionnelles depuis leur création sous Sarkozy en 2008 (que vous pouvez télécharger ici). Elle montre que six ans après son entrée en vigueur, ce nouveau mode de rupture du CDI n’a pas eu d’impact sur l’emploi. La rupture conventionnelle a permis de minimiser le contentieux judiciaire lors des sorties d’emploi, de fluidifier le marché du travail en facilitant les séparations. En revanche, l’étude montre que le dispositif est sans effet sur les embauches. 

Depuis 2013, le gouvernement entérine une série de réformes majeures et complexes qu’il intègre à différents textes de lois devenus fourre-tout selon le calendrier, les pressions du Medef, de Bruxelles (ANI, loi sur le dialogue social, loi Macron ou aussi loi de finances… ) Comment percevez-vous cet éparpillement législatif ? Ne tue-t-il pas la loi ?

Les lois fourre-tout ne sont pas une nouveauté, surtout en matière sociale. Mais il est vrai que l’éparpillement et la multiplication des réformes ces dernières années jouent beaucoup dans le sentiment de complexité que véhicule le droit du travail. Cet éparpillement ne doit pas masquer l’ampleur des évolutions qui se jouent et l’existence de lignes directrices : recul de la loi au profit de la négociation collective, remise en cause de la place du juge dans les relations de travail, allègement des règles de rupture, etc.

13 juin 2015 8:20 Publié par